EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Âgée de 34 ans, Nelly s’estime « chanceuse ». Atteinte d’un cancer du sein depuis cinq ans, elle est encore en vie. « En traitement, mais toujours là », appuie la jeune maman, enceinte lorsque la maladie s’est déclarée. Optimiste, elle le reste, malgré les obstacles financiers qui jalonnent son parcours de soins. Même si la trentenaire reconnaît qu’il vaut mieux vivre en France qu’aux États‑Unis, où le malade doit prendre en charge l’intégralité des dépenses, les « restes à charges » qui lui incombent pèsent lourdement sur un budget déjà amputé par la perte d’une partie de son salaire.
Aujourd’hui, comme Nelly, 3,8 millions de personnes en France vivent avec un cancer ou en ont guéri, tandis que plus de 380 000 nouveaux cas sont diagnostiqués chaque année. Ces personnes sont placées sous le régime de l’affection longue durée (ALD) auprès de leur Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) par le médecin traitant, ce qui permet la prise en charge à 100 % par la Sécurité sociale. Un postulat théorique, contredit par la part croissante du « Reste à charge » (RAC). Ainsi, les personnes malades témoignent‑elles régulièrement des difficultés financières rencontrées lors du parcours de soins et post‑cancer. De manière générale, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), le reste à charge des assurés en ALD, après remboursement par la Sécurité sociale, est presque deux fois plus élevé que celui des autres patients (780 euros contre 430 euros).
Parmi les femmes de moins de 40 ans atteintes d’un cancer du sein, comme Nelly, plus de la moitié (52 %), selon une étude menée en 2019 par la Ligue nationale contre le cancer (LNCC), éprouvent des craintes pour leur budget. Des tensions qui découlent des restes à charge dans l’accès à certains professionnels ou à des soins improprement dénommés « de confort », mais en réalité indispensables. Dans ce panier de « soins de support », la terminologie officielle depuis 2005, on retrouve des prestations et des produits partiellement pris en charge, voire pas du tout, tels que les prothèses capillaires, les soins esthétiques (crèmes, vernis, gels…), les activités physiques adaptées, les séances de kinésithérapie, d’acupuncture, d’ostéopathie, le suivi psychologique, la réflexologie plantaire, la sophrologie…
Au total, la facture se chiffre souvent en milliers d’euros. Des personnes atteintes du cancer du sein et placées sous le 100 % ALD endossent des dépenses parfois très importantes. Des restes à charges qui posent cruellement la question des inégalités sociales en matière de santé. Pour les catégories socio‑professionnelles précaires, ce « RAC » peut créer ou renforcer une situation déjà difficile.
Selon une autre étude de la LNCC, les restes à charges déclarés sont principalement liés à des médicaments peu ou pas remboursés (29 %), des frais de transport pour les examens de suivi (26 %), des consultations envers des professionnels tels que diététiciens, ostéopathes, acupuncteurs (26 %), des dépassements d’honoraires, par exemple pour le changement d’une prothèse mammaire (23 %), des vêtements ou sous‑vêtements adaptés (10 %), des crèmes dermatologiques (18 %). D’où un renoncement important aux soins.
En 2021, seulement 50 114 patients ont bénéficié d’une prothèse capillaire remboursée, sur les quelque 347 000 personnes traitées par chimiothérapie.
L’exemple de Marion est à cet égard révélateur des obstacles rencontrés. Lorsqu’elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer du sein, la jeune femme vient tout juste de débuter un nouvel emploi. Au‑delà du choc de l’annonce, les traitements l’impactent rapidement, physiquement et moralement. Malgré tout, elle souhaite maintenir son emploi et tente de cacher son cancer à ses collègues et employeur, pour ne pas risquer une rupture de sa période d’essai. Mère seule, elle ne peut pas se le permettre. Son médecin la rassure toutefois sur le financement de ses soins : « Vous êtes en ALD, tout est pris en charge ». Aussi, lorsqu’elle fait face à la perte de ses cheveux, se rend‑elle chez un perruquier sans la crainte de devoir endosser une dépense insurmontable. Hélas, elle constate très vite que tout, en réalité, n’est pas remboursé. Pour obtenir une perruque qui se rapproche le plus de la réalité (celle de type 2), la prise en charge n’est que de 250 euros, à condition que le prix de vente ne dépasse pas 700 euros. Or la plupart de ces perruques affichent un prix bien plus élevé. Marion décide malgré tout de mettre la main à la poche pour préserver, coûte que coûte en quelque sorte, son « secret » au travail. Résultat, elle fait l’acquisition d’une perruque de type 2, d’un coût de 900 euros. Une somme qui reste entièrement à sa charge car le tarif le plafond autorisé était dépassé.
La loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) pour 2023 a prévu d’inclure les prothèses capillaires pour personnes atteintes de cancer dans le dispositif appelé « 100 % santé ». Toutefois, comme pour les autres postes actuellement concernés par ce dispositif (optique, prothèse dentaire et audio prothèse), cette amélioration de la prise en charge ne doit pas reposer majoritairement sur un financement par les complémentaires santé (elles ont financé 61 % des dépenses totales de ces trois postes en 2021), ce qui renchérit mathématiquement leurs tarifs. D’autant que cela ne règle rien pour ceux qui n’ont même pas de complémentaire.
C’est le cas également de toutes les dépenses effectuées en dehors ou en supplément du cadre de remboursement défini par la Sécurité sociale : consultations avec un psychologue ou d’autres professionnels, turbans, crèmes, brassières, gel intime… Tous ces produits, qu’il faut acheter en quantité supérieure à celle qui est remboursée et souvent dans d’autres marques, vêtements ou sous‑vêtements adaptés, protections urinaires, médicaments peu ou pas remboursés… font exploser les budgets des malades. D’autant que ces dépenses s’ajoutent à celles liées aux consultations de professionnels du secteur 2, ceux dont les honoraires sont fixés librement. Enfin, il y a les franchises et participations forfaitaires, dont le plafond annuel est atteint rapidement pour les patientes atteintes de cancer du sein.
La facture est d’autant plus lourde que les conséquences du cancer peuvent perdurer tout au long de la vie, y compris après la sortie du statut ALD. Parmi les malades, les femmes atteintes d’un cancer du sein ont, selon une enquête de la LNCC de 2019, entre deux et trois fois plus de chances d’exprimer un vécu plus mauvais que la moyenne, pour toutes les étapes du parcours de soins et post cancer. A titre d’exemple, le reste à charge moyen pour une reconstruction mammaire est de 1 391 euros. Et dans le cas d’une telle opération effectuée en secteur 2, le « RAC » peut s’élever à 4 000 euros.
C’est précisément ce qui est arrivé à Marion, dont le cancer, hélas, a progressé, au point de rendre inévitable l’ablation d’un sein. Dans la foulée de l’annonce, le médecin lui indique qu’elle pourra bénéficier d’une reconstruction mammaire. Malheureusement, Marion fait face à des déprogrammations en chaîne de son rendez‑vous de reconstruction à l’hôpital. De guerre lasse, elle finit par se tourner vers une clinique privée. Une décision lourde de conséquences sur le plan financier puisqu’en raison d’un dépassement d’honoraires conséquent, le reste à charge pour elle s’élève à 4 000 euros pour une opération d’un montant total de 6 200 euros.
« Après une prise en charge par la Sécurité sociale et ma mutuelle », détaille la jeune femme, je devrais obtenir un remboursement de 2 200 euros. Il restera donc 4 000 euros à ma charge. À 38 ans, mon père a dû m’aider pour avancer tous ces frais, ce qui m’a mise très mal à l’aise. À l’annonce du diagnostic et pendant le suivi des traitements lourds, on vous précise que le post cancer est important pour pouvoir se reconstruire. Reconstruire un corps meurtri par la maladie. Mais en réalité, nous sommes vite oubliées. Et comment on peut avancer dans la vie, comment on tourne la page ? On m’a associée à de la chirurgie esthétique. Or moi je veux me reconstruire, pas avoir une poitrine de « bimbo ». J’ai 38 ans, je pense que j’ai le droit de pouvoir bénéficier d’une reconstruction et sans avoir à me battre, j’ai assez donné pendant la maladie. » Un cas qui est loin d’être isolé.
S’ajoutent tous les soins de support, dont il est très difficile de dresser le panorama exhaustif, en l’absence d’une définition harmonisée. En 2019, la Ligue nationale contre le cancer a toutefois établi un « panier » de soins de support, encadrés par l’Institut national du cancer (INCa) et incontournables. Ils sont circonscrits à quatre grandes familles thématiques : le soutien psychologique, l’Activité physique adaptée, la diététique et la socio‑esthétique. Les 886 établissements de santé autorisés par les ARS à traiter les personnes atteintes de cancer sont censées proposer de tels soins.
Mais dans les faits, relève la Ligue nationale contre le cancer, le développement de l’ambulatoire et des thérapies orales, ajouté aux délais souvent importants pour obtenir un rendez‑vous avec des professionnels en soins de support (psychologue, diététicien‑ne, etc.), souvent en sous‑nombre, rend l’accès à ces soins compliqué et très inégal. Par ailleurs, l’accès aux informations sur l’offre en soins de support est faible en établissement de santé, encore plus en ville. Les rares annuaires mis à disposition sur Internet sont difficiles à trouver, incomplets, et contiennent parfois des offres pour lesquelles les compétences spécifiques requises pour prendre en charge une personne fragilisée par un cancer et ses traitements n’ont pas été vérifiées.
Enfin, l’accès à ces soins dépend aussi de la capacité du patient à faire des allers‑retours sur son lieu de soins, en plus des rendez‑vous pour effectuer ses traitements. C’est le cas de Juliette, une battante qui, après avoir subi une chimiothérapie puis une chirurgie, doit suivre une radiothérapie à Clermont‑Ferrand, à une centaine de kilomètres de son domicile. Elle se heurte régulièrement, comme beaucoup de malades, au problème des bons de transport, l’infirmière qui la suit ayant refusé la prise en charge d’un bon de transport a posteriori, la demande devant être obligatoirement déposée au préalable. Hortense, elle, a dû se battre pendant plusieurs mois avec l’assurance maladie, alors que son médecin du CHU lui avait prescrit 33 séances de radiothérapie. En cause, une mauvaise interprétation du dossier et une somme de 3 700 euros réclamée à la jeune femme.
Deux cas loin d’être isolés. Il n’existe pas en effet de conventionnement de prise en charge du transport pour les soins de supports. Ces frais, plus les éventuels frais de garde d’enfants, creusent encore les inégalités d’accès. Certains patients ne souhaitent pas faire ces soins de support au même endroit que le lieu de traitement, pour « tourner la page », ce qui renforce la nécessité d’une offre complémentaire « hors structure de soins », en ville. Enfin, une fois les traitements actifs terminés, l’accès à ces soins dans le cadre de la reconstruction physique et psychologique, ainsi que l’accompagnement de la réinsertion dans la vie professionnelle et sociale sont balbutiants.
Comment ce constat théorique se traduit‑il concrètement dans les faits ? Comment les malades arrivent‑ils à prendre en charge les soins de support ? Le parcours de Malika nous en donne un aperçu. Infirmière à l’hôpital, elle consacre une grande partie de sa vie à son travail. Sitôt posé le diagnostic du cancer de sein, la quinquagénaire se fixe un objectif prioritaire : conserver son niveau physique, comme l’exige le métier de terrain auquel elle ne veut surtout pas renoncer. L’équipe médicale lui recommande donc de pratiquer une activité physique adaptée. Autrement dit, comme elle le découvre alors, un soin de support fortement recommandé en parallèle des traitements d’oncologie, pour recouvrer sa capacité mais aussi diminuer le risque de récidive de son cancer.
Malheureusement, Malika comprend vite qu’à ce jour, les soins oncologiques de support ne sont pas pris en charge par l’Assurance maladie. Un forfait est bien proposé, mais sur l’après‑traitement (post cancer) seulement et pour des bilans uniquement. Malika renonce car le coût d’une séance allant de 20 à 40 euros, recommandé une fois par semaine, elle a vite fait le calcul : rien que pour ses 28 semaines de chimio, elle en aurait au minimum pour 560 euros. Entre les consultations chez un psychologue, à raison de deux séances par mois pendant un an, les séances de diététique, au rythme d’une par mois, l’activité physique adaptée une fois par semaine et des soins socio‑esthétiques (peau‑mains et pieds et phanères), le reste à charge pour une femme atteinte d’un cancer du sein non‑métastatique hormono‑dépendant s’élève à 3 620 euros, déduction faite des 180 euros financés par l’Agence régionale de santé. Rien que pour ce type de soins de support.
La prise en charge actuelle est donc totalement insuffisante. Pour l’heure, seul un dispositif a été mis en place par l’INCa afin que trois soins de support (soutien psychologique, suivi diététique et activité physique adaptée) soient pris en charge par la Sécurité sociale, mais seulement à hauteur de 180 euros par an, sur prescription médicale pour tout patient en Affection Longue Durée (ALD) et jusqu’à un an après la fin de son traitement actif. Une aumone au regard des frais assumés par les malades. La LFSS 2024 propose le même dispositif pour le temps de traitement mais cela ne suffit pas : le forfait de 180 euros n’est clairement pas à la hauteur des besoins.
C’est la raison pour laquelle la présente proposition de loi propose une prise en charge intégrale par la Sécurité sociale de l’ensemble des soins prescrits dans le cadre d’un cancer du sein.
A cette fin, l’article 1er de la présente proposition de loi crée dans le code de la sécurité sociale un chapitre dédié aux personnes bénéficiant d’un traitement du cancer du sein, de soins consécutifs à ce cancer ou d’un parcours de soins global à l’issue du traitement du cancer du sein. Il est prévu que ces personnes soient dispensées du forfait journalier, ainsi que des différentes franchises et participations forfaitaires définies à l’article L. 160‑13 du code de la sécurité sociale.
L’article instaure également la prise en charge intégrale par les organismes d’assurance maladie des dépassements d’honoraires qui peuvent résulter du traitement du cancer du sein, ainsi que de l’ensemble des soins et dispositifs, y compris les soins de support et les prothèses, qui sont prescrits tout au long du parcours de soins des personnes souffrant d’un cancer du sein.
L’article 2 gage la proposition de loi.