Proposition de loi constitutionnelle visant à constitutionnaliser la Sécurité Sociale

0 Partager :
0
0
0

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

En octobre 1945, les premiers jalons de la Sécurité sociale sont posés. L’objectif, tel que prévu par le programme du Conseil national de la résistance, est celui « d’assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ».

Principal pilier du système de protection sociale, la Sécurité sociale est alimentée par une cotisation sociale assise sur les salaires versés en contrepartie des richesses créées par les travailleurs. Chacun contribuant selon ses moyens et recevant selon ses besoins : les fondateurs de la Sécurité sociale affirmaient ainsi les principes de solidarité, d’universalité et de démocratie au cœur d’un nouvel édifice social profitable au développement du pays.

Pendant quarante ans, ce salaire socialisé a ancré dans l’entreprise le financement de la Sécurité sociale, tout en faisant échapper cette institution fondamentale de la République aux règles du marché et de la concurrence. La hausse continue des cotisations a ainsi permis de véritables avancées en matière d’accès aux soins et à la santé, au droit à la retraite et à des politiques familiales solidaires.

« Ne parlez pas d’acquis mais de conquêtes sociales car le patronat ne désarme jamais ». Au lendemain de la guerre, Ambroise Croizat alertait déjà sur les risques de démantèlements de la Sécurité sociale. Après soixante‑dix ans de politiques libérales ayant facilité la réduction des dépenses publiques sociales, ses avertissements sont plus que jamais d’actualité.

La fin de la Sécurité sociale gérée par les élus et l’éclatement des branches en 1967 ont marqué le début de cette longue offensive du patronat contre la démocratie sociale et ses institutions de protection collective. En 1991, la création de la contribution sociale généralisée a remis en cause le financement par la cotisation en introduisant une logique de fiscalisation. Cinq ans après, la constitutionnalisation des lois de financement de la sécurité sociale a rendu le Parlement compétent pour déterminer le budget de la sécurité sociale. Les politiques d’allègements des charges patronales se sont succédé pendant trente ans, mettant en œuvre pas moins de 82 mesures. En 2023, le coût de ces exonérations atteignait 83 milliards d’euros, soit deux fois plus qu’en 2018. Ainsi, le taux de prélèvement effectif versé par les employeurs pour un salarié au niveau du Smic est passé de 44 % en 1980 à 7 % en 2022 ([1]). Dans le même temps, la part des exonérations non compensées a atteint 2,3 milliards en 2021, soit une hausse de 19 % sur un an, et 2,5 milliards en 2022 et 2023. Ce montant devrait même s’élever à plus de 2,7 milliards en 2024.

Sous prétexte de maîtrise des « coûts » des dépenses publiques, de soutenabilité de la dette ou de simplification administrative, la protection contre les risques sociaux a été dégradée. Entre les reports successifs de l’âge légal de départ à la retraite, un moindre remboursement des soins et médicaments, l’instauration du forfait hospitalier, le durcissement des règles d’accès et la baisse des indemnisations de l’assurance chômage, la baisse constante des allocations familiales, aucune branche de la Sécurité sociale n’a été épargnée par ce processus de précarisation.

Alors que le système de santé français était classé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme le meilleur au monde en 2000 ([2]), il occupe désormais la vingtième place selon un think‑tank britannique ([3]). De même, les inégalités en matière de santé augmentent. Les chiffres publiés par l’Insee en 2018 montrent un écart d’espérance de vie de treize ans entre les 5 % des hommes disposant des revenus les plus bas et les 5 % des hommes aux revenus les plus élevés ([4]). Les chiffres relatifs à la protection contre le risque de chômage sont tout aussi alarmants : entre 2006 et 2010, 50 % des demandeurs d’emplois étaient indemnisés par l’Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (Unédic) contre 36 % en 2022 ([5]). L’organisation Oxfam estime que cette même année, près de 40 % des personnes au chômage étaient pauvres ([6]). Quant aux services publics médico‑sociaux et de santé, ils sont absolument exsangues.

Enfin, l’offensive contre le Sécurité sociale s’est aussi manifestée par une attaque contre un de ses principaux piliers : le salariat et le salaire socialisé. Le surgissement du travail des plateformes, ainsi que les formes de salariat déguisé sur lesquelles il repose, a eu pour conséquence de priver des centaines de milliers de travailleurs de leur droit à une protection contre le risque de chômage, de vieillesse ou d’invalidité. De plus, d’après le Haut conseil du financement de la protection sociale, ce travail dissimulé a fait perdre à la Sécurité sociale au moins 6 milliards d’euros en 2021([7]). Les dispositifs de “partage de la valeur” plébiscités par le Gouvernement représentent une perte de recettes croissante pour la sécurité sociale qui atteignait près d’1,7 milliard en 2021([8]).

Toutefois, malgré ce contexte de puissantes offensives contre notre modèle social, ce dernier a su, à chaque crise traversée par notre pays, démontrer son efficacité et sa nécessité en tant qu’amortisseur social. Ce fut notamment le cas pendant la crise économique de 2008‑2009 et, plus récemment, pendant la pandémie du covid. C’est donc particulièrement en temps de crise que la Sécurité sociale a démontré qu’elle est l’outil de protection sociale le plus abouti.

Pour toutes ces raisons, il apparaît indispensable d’inscrire la Sécurité sociale dans la Constitution.

Conformément à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, la Constitution a vocation à assurer la « garantie des droits ». Concernant le « droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence » de l’alinéa 11 du Préambule de 1946([9]), le Conseil constitutionnel est allé jusqu’à y consacrer des « exigences constitutionnelles » qui « impliquent la mise en œuvre d’une politique de solidarité nationale ». En effet, c’est par ces dispositions, listant les principaux risques susceptibles d’advenir au cours de la vie, que le constituant a institué cette réalité juridique qu’est notre système de sécurité sociale.

Cependant, le Conseil d’État a considéré que ce principe de 1946 « ne s’impose à l’autorité administrative, en l’absence de précision suffisante, que dans les conditions et les limites définies » par la loi ou les conventions internationales incorporées au droit français ([10]). Quant à lui, le Conseil constitutionnel ménage au législateur un très large pouvoir d’appréciation dans la mise en œuvre de cette exigence sauf à la « priver de garanties légales » ([11]). À ce titre, il ne s’est pas opposé à l’institution de mécanismes de retraite par capitalisation, pouvant à terme se substituer à ceux par répartition et donc aux prestations des régimes obligatoires de base et complémentaires, sous prétexte que ces nouveaux mécanismes ne font que s’y ajouter ([12]).

Ce principe de 1946, appartenant au bloc de constitutionnalité, n’apparaît donc pas pleinement garanti. Il souffre d’une protection incomplète qui nécessite d’être renforcée. Dès lors, introduire un nouvel article après l’article 1er de la Constitution pour y inscrire notre modèle de Sécurité sociale lui conférerait une assise constitutionnelle et une protection juridique à la hauteur des attaques dont elle fait l’objet.

La Sécurité sociale est notre principale institution de solidarité nationale en ce qu’elle repose sur un principe unique de mutualisation des risques et d’une redistribution assurant une égalité de traitement entre tous, selon la doctrine : de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins. Il s’agit d’une exception française qui répond aux principes de notre République indivisible, laïque, démocratique et sociale tel que l’article 1er de la Constitution la définit. Si nos concitoyens demeurent viscéralement attachés à la Sécurité sociale c’est parce ce qu’ils en mesurent sa modernité, d’ailleurs enviée à travers le monde. En des temps de grande incertitude sociale, économique et environnementale, graver la Sécurité sociale dans le marbre de notre Loi fondamentale constitue plus que jamais une nécessité.

Tel est le sens de cette proposition de loi constitutionnelle.