EXPOSE DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Chaque année, des médecins partent à la retraite sans être remplacés, et la promesse d’égalité face à la Santé qui fonde notre modèle social est brisée pour de nouveaux citoyens, qui ne trouvent plus de médecin traitant et doivent attendre des mois pour obtenir un rendez‑vous chez le dentiste ou chez un spécialiste. Le sentiment d’abandon progresse. Retarder encore des mesures puissantes et efficaces, c’est risquer d’atteindre un point de rupture irréversible.
Depuis plusieurs décennies, la combinaison de facteurs démographiques et de politiques publiques soit inadaptées, soit insuffisamment volontaristes, a conduit à une aggravation continue de la désertification médicale. L’enjeu des inégalités d’accès aux soins n’est pas nouveau, mais l’urgence continue de grandir.
En termes d’accès aux soins, les inégalités entre les territoires sont flagrantes. Pire, elles continuent de s’accroître. Entre 2010 et 2024, selon le Conseil National de l’Ordre des médecins, la densité médicale est en hausse dans 31 départements, alors qu’elle s’est détériorée dans les 69 autres. Le nombre de médecins en activité régulière par habitant en Creuse a ainsi diminué de 31 %, quand il augmentait de 16 % dans les Hautes‑Alpes. Ces chiffres alarmants masquent également de fortes disparités au sein des départements, qu’il est plus que jamais nécessaire de niveler.
Selon les chiffres du ministère de la santé, la désertification médicale touche près de neuf millions de Français. Pour les 10 % de la population habitant les territoires où l’offre de soins est la plus insuffisante, il faut 11 jours pour obtenir un rendez‑vous avec un généraliste et 93 pour un gynécologue. Le temps d’attente atteint même 189 jours pour consulter un ophtalmologue.
La situation est d’autant plus préoccupante que la désertification médicale continue de progresser, d’abord du fait de l’évolution sur le long terme de la démographique médicale. Selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), le nombre total de médecins actifs de moins 70 ans continuera à stagner, voire à diminuer au moins jusqu’en 2030. Les territoires déjà victimes de sous‑densité, où les outils incitatifs ne suffisent pas à attirer de nouveaux médecins, continueront à être les plus touchés par la désertification médicale. Selon la Cour des comptes, en 2017, dans 45 départements où la population était en hausse, le nombre de médecins était, lui, en baisse.
Depuis le milieu des années 1990, le nombre de médecins formés ne fait qu’augmenter chaque année. En 2021, le seuil des 10 000 a été franchi. Sur la période 2021‑2025, le numerus apertus fixe l’objectif de 51 505 étudiants admis en deuxième année de médecine. Néanmoins, cet effort n’est pas suffisant et ne permet pas de contrer le vieillissement de la population ainsi que les nombreux départs à la retraite.
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À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles.
De nombreuses politiques d’incitation à l’installation des médecins dans les zones sous‑denses ont déjà été mises en œuvre depuis les années 2000, qu’ils s’agissent du financement d’assistants médicaux, d’avantages matériels, des contrats d’engagement de service public (CESP) passés avec des étudiants, des maisons de santé ou encore du passage du numerus clausus à un numerus apertus.
Bien que ces mesures soient nécessaires et utiles, elles ne sont pas suffisantes pour lutter contre la désertification médicale. Selon la grande majorité des études réalisées sur le sujet, si les dispositifs de soutien financier aux étudiants en contrepartie d’engagements de service permettent en général d’accroître l’offre à court terme, les résultats à plus long terme sont beaucoup moins probants. Les incitations financières ont leur utilité, mais elles ne suffisent pas à attirer et retenir les médecins dans les zones sous‑denses, et l’impact de ces mesures est hélas trop faible au regard des coûts qu’elles engendrent.
L’attache territoriale et le cadre de travail (travail en équipe, exercice collectif) sont en revanche les facteurs les plus déterminants lorsqu’un médecin choisit son lieu d’installation. La décision d’exercer dans une zone sous‑dense peut être motivée par le lien que le médecin a développé avec ce territoire, soit parce qu’il y a grandi, soit parce qu’il y a été formé. Au‑delà de ces facteurs personnels, les conditions d’exercice et le fait de ne pas être isolé professionnellement sont de plus en plus déterminants dans le choix du lieu d’exercice.
Surtout, la régulation de l’installation est une mesure probante qui a déjà été mise en place dans plusieurs États comparables à la France. Au Danemark, les médecins généralistes doivent passer un contrat avec les autorités régionales qui régulent la distribution géographique de l’offre médicale. En Allemagne, depuis le début des années 1990, un nombre de médecins pouvant être conventionnés avec l’Assurance maladie a été fixé pour chaque zone géographique. En Norvège, les généralistes sont en majorité sous contrat avec les municipalités.
Selon une étude de la DREES datant de décembre 2021, « ces quelques exemples montrent une distribution plus homogène dans certains pays qui régulent l’installation, sans que l’on puisse en tirer une conclusion générale, faute de pouvoir systématiser les comparaisons ». La régulation de l’installation ne doit pas être perçue comme une solution unique. Il faut qu’elle soit accompagnée d’une amélioration du cadre d’exercice pour former une politique globale.
La DREES indique par ailleurs que « la régulation de l’installation conduit sans doute à une distribution géographique plus équitable », et souligne dans plusieurs études les effets positifs de la régulation de l’installation des sages‑femmes, des infirmiers libéraux, des kinésithérapeutes sur le territoire. Malgré des résultats encourageants dans les autres pays, la régulation de l’installation des médecins n’a encore jamais été essayée en France. La dégradation de l’accès aux soins justifie aujourd’hui plus que jamais cette mesure de courage politique.
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Face à l’urgence de la situation et au regard de l’importance du sujet de la désertification médicale pour nos concitoyens, il est indispensable de relancer le dialogue dans la lutte contre la désertification médicale.
Le Groupe de travail transpartisan sur les Déserts médicaux, composé d’une centaine de députés issus de neuf groupes parlementaires de droite, de gauche et du centre, travaille depuis plus de deux ans dans un esprit de concertation et de dépassement des clivages politiques au nom de l’intérêt général. Ce groupe a pris, sous la législature précédente, d’importantes initiatives : auditions de 86 personnalités issues de 48 organisations de médecins, d’internes, d’étudiants, d’élus, d’usagers, de professionnels de santé et de chercheurs, adoption de plusieurs amendements transpartisan à la loi Valletoux, dépôt en 2023 d’une proposition de loi cosignée par plus de 200 députés, organisation d’un « Tour de France » pour présenter les travaux du groupe dans 21 départements différents.
Dans une configuration politique et parlementaire inédite, et face à l’urgence de l’accès aux soins dans les territoires, la démarche transpartisane paraît d’autant plus nécessaire et utile. La présente proposition de loi se présente comme l’aboutissement de cette méthode.
Bien que la conviction que la régulation de l’installation des médecins fait partie des leviers efficaces soit partagée au sein du groupe de travail, ce texte vise avant tout à défendre des mesures complémentaires, organisées selon trois lignes de force : mieux répartir, mieux former, mieux accompagner ceux qui nous soignent au quotidien.
L’enjeu de cette proposition de loi est d’ouvrir un débat indispensable, sur un sujet qui touche au cœur les territoires et le quotidien de nos concitoyens. La variété des thématiques abordées au fil des articles participe également de cette volonté de dialogue : l’inscription du texte à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale permettra – nous le souhaitons – qu’il soit largement enrichi par voie d’amendements.
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L’article 1er de la proposition de loi permet de flécher l’installation des médecins – généralistes et spécialistes – vers les zones où l’offre de soins est insuffisante.
Il crée une autorisation d’installation des médecins, délivrée par l’ARS. En zone sous‑dotée, l’autorisation est délivrée de droit pour toute nouvelle installation. Dans tous les autres cas, c’est‑à‑dire lorsque l’offre de soins est au moins suffisante, l’autorisation est délivrée uniquement si l’installation fait suite à la cessation d’activité d’un praticien pratiquant la même spécialité sur ce territoire. L’autorisation d’installation intervient après consultation, par l’ARS, de l’Ordre départemental des médecins.
Il s’agit d’un premier pas dans la régulation de l’installation des médecins sur le territoire, qui permettra, à tout le moins, de stopper la progression des inégalités entre territoires.
La mesure vise à orienter l’installation des professionnels de santé vers les zones où l’offre est la moins dense par un aménagement du principe de liberté́ d’installation, qui continue de prévaloir.
Ce cadre nouveau doit évidemment être soutenu par les mesures d’incitation déjà existantes, notamment pour les jeunes médecins, au plan financier comme au plan professionnel. Les politiques d’incitation à l’installation des médecins dans les zones sous‑denses restent bien entendu nécessaires. Mais ces mesures ne répondent pas à l’urgence de la situation. Soit leur impact est trop faible compte tenu des moyens engagés – c’est le cas des incitations, qui coûtaient 86,9 millions d’euros par an à l’État en 2016 – soit il est à retardement, comme la réforme du numerus clausus dont les effets sur le nombre de médecins ne seront pas significatifs avant une décennie.
L’article 2 supprime la majoration des tarifs à l’encontre des patients non pourvus d’un médecin traitant.
Près de six millions de Français, dont 600 000 atteints d’affection de longue durée, n’ont pas de médecin traitant. La désignation d’un médecin traitant est souvent difficile, voire impossible pour les personnes habitant dans une zone où l’offre de soins est insuffisante. De ce fait, la majoration des tarifs à l’encontre des patients non pourvus d’un médecin traitant est une véritable double peine pour ceux qui rencontrent d’importantes difficultés pour se faire soigner.
La loi « Valletoux » avait intégré, sur proposition du groupe de travail transpartisan, une disposition supprimant la majoration des tarifs pour les patients dans les 12 premiers mois suivant la perte de leur médecin traitant. L’article 2 élargit le périmètre de suppression de cette majoration à l’ensemble des patients dépourvus de médecin traitant.
L’article 3 assure une formation a minima de première année en études de médecine dans chaque département. Cette formation, comme cela est déjà le cas dans de nombreux établissements, peut être dispensée en partie en distanciel. Le déploiement d’une offre de formation en santé sur l’ensemble du territoire suppose également un accompagnement renforcé des étudiants.
Dans cette même optique de meilleure répartition de l’offre de formation en médecine sur l’ensemble du territoire, la seconde partie de l’article 3 impose la présence d’au moins un CHU par région administrative, ce qui entraîne la création d’un CHU en Corse d’ici 2030.
L’article 4 rétablit l’obligation de permanence des soins. Depuis la suppression de cette obligation, il est observé une dégradation de l’accès aux soins. Le principe du volontariat n’est en effet pas suffisant pour répondre à la demande de soins exprimée par la population sur le territoire. Le Conseil national de l’Ordre des médecins parle même de « désengagement des médecins libéraux ». Ainsi, seuls 38,1 % des médecins ont participé à la permanence des soins ambulatoires en 2019, ce chiffre baissant au fil des ans. Ce constat est particulièrement criant dans les déserts médicaux. Y rétablir une permanence des soins pour tous les médecins en activité, c’est partager et diminuer la charge de travail de chacun d’entre eux.
L’article 5 permet de gager financièrement la présente proposition de loi.