Proposition de Résolution relative à la publicisation des doléances du Grand débat national

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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La demande pour une démocratie plus participative, plus ouverte et plus transparente, avec une implication plus grande des citoyens dans la République, ne cesse de croître. Cette exigence, alliée à la désaffection de plus en plus alarmante des rendez‑vous électoraux, doit toutes et tous nous mobiliser.

Le mouvement social des Gilets jaunes a fait l’objet de nombreuses analyses. Par sa forme de mobilisation inédite, en se donnant rendez‑vous chaque jour sur des ronds‑points et chaque samedi en manifestation, par la durée de cette contestation unique sous la Ve République, les Gilets jaunes ont mis en lumière que dans beaucoup de nos campagnes, la fracture sociale se superpose à la fracture territoriale.

Cinq ans après, force est pourtant de constater que les problématiques complexes pointées par le mouvement des Gilets jaunes n’ont pas été résolues : demandes de justice sociale, de justice fiscale, d’une transition écologique juste qui n’oublie ni certains territoires, ni les plus vulnérables. Cinq ans après, l’attente nourrie envers la démocratie représentative s’effrite. Le niveau de confiance en le politique – et les institutions au sein desquels il se déploie – baisse de manière générale chez tous les citoyennes et citoyens. Selon le Baromètre de la confiance politique de septembre 2023, une enquête annuelle de l’Institut Opinion Way pour le Cevipof, 64 % des Français considèrent que la démocratie va mal. Un niveau aussi bas n’avait pas été atteint depuis les mobilisations des Gilets jaunes.

Fin septembre 2018, les maires ruraux alertaient le gouvernement sur un risque d’insurrection dans les campagnes. Un mois plus tard, le mouvement des Gilets jaunes naissait, fruit d’une remise en cause de la politique fiscale, et d’un sentiment de déclassement et de délaissement de la « France des Oubliés ». À partir du 17 novembre, 3 000 ronds points se retrouvent occupés, selon le ministère de l’intérieur. Plus d’1,7 million de personnes, pour beaucoup n’ayant jamais manifesté auparavant, prennent part, spontanément, sans structure pour les organiser, à l’une des plus longues et massives mobilisations de notre histoire. Début décembre, l’Association des Maires Ruraux de France lance l’opération « Mairie Ouverte », ouvrant des espaces de dialogue, comme des soupapes à la colère qui s’exprime dans la rue. Du 8 décembre au 14 janvier, des cahiers de doléances ont été rédigés dans des milliers de communes. Cet exercice préfigurera l’un des plus vastes exercices de démocratie connu sous la Ve République.

Par ces mots, le 13 janvier 2019, le Président de la République lançait le Grand Débat National :

« La France n’est pas un pays comme les autres. Le sens des injustices y est plus vif qu’ailleurs. L’exigence d’entraide et de solidarité plus forte. (…) Je sais, bien sûr, que certains d’entre nous sont aujourd’hui insatisfaits ou en colère. Parce que les impôts sont pour eux trop élevés, les services publics trop éloignés, parce que les salaires sont trop faibles pour que certains puissent vivre dignement du fruit de leur travail, parce que notre pays n’offre pas les mêmes chances de réussir selon le lieu ou la famille d’où l’on vient. Tous voudraient un pays plus prospère et une société plus juste. (…) Afin que les espérances dominent les peurs, il est nécessaire et légitime que nous nous reposions ensemble les grandes questions de notre avenir. (…) Pour moi, il n’y a pas de questions interdites. Nous ne serons pas d’accord sur tout, c’est normal, c’est la démocratie. Mais au moins montrerons‑nous que nous sommes un peuple qui n’a pas peur de parler, d’échanger, de débattre.

Et peut‑être découvrirons‑nous que nous pouvons tomber d’accord, majoritairement, au‑delà de nos préférences, plus souvent qu’on ne le croit. (..) »

Le Président de la République emboîtait ainsi le pas à des centaines de maires ruraux impliqués dans l’opération « Mairie ouverte » qui s’était tenue dans le pays, à leur propre initiative, entre novembre et décembre 2018, faisant suite au mouvement des Gilets jaunes.

En pleine crise de la démocratie, l’État lançait un appel aux doléances des citoyens, dans toutes les mairies de France, au travers d’une plateforme mise en ligne par le gouvernement. L’engouement pour cet exercice fut au‑delà de toutes les espérances : on décomptera plus de deux millions de contributions au total, et 19 247 Cahiers Citoyens ouverts dans 16 337 communes. 11 248 réunions locales ont eu lieu. Près de 500 000 contributions en ligne ont été recensées. Depuis la Révolution française, il n’y a pas eu d’exercice de démocratie directe avec une aussi large participation.

Le 25 avril 2019, au terme de cet exercice, M. Emmanuel Macron annonce en conférence de presse avoir « entendu les Français » et un « changement de méthode » incluant notamment l’ouverture d’une convention citoyenne pour le climat et la simplification des règles d’accès au référendum d’initiative partagée à partir d’un million de signataires.

Ces annonces correspondaient‑elles aux doléances déposées par les Françaises et les Français ? Personne ne le sait.

Suite aux annonces, les Cahiers Citoyens ont été placés dans les Archives Départementales des 101 départements français. Bien que près de 80 % d’entre eux aient été numérisés pour permettre l’exercice de synthèse et d’analyse qui a été livré à l’État, aujourd’hui, les doléances demeurent inaccessibles. Pourtant, il avait été annoncé qu’elles seraient rendues disponibles en ligne sur le site du Grand Débat National.

Depuis la « crise » des gilets jaunes, notre pays a connu bien d’autres chocs : celui de la pandémie du COVID‑19, bien évidemment, qui a bouleversé notre pays, la place des métiers essentiels, la confiance dans l’action politique, mais aussi la guerre qui a fait son entrée sur le sol européen, sans compter une inflation galopante pesant sur le niveau de vie de l’ensemble de nos compatriotes et les impacts grandissants des changements climatiques. Le « fait commun » et la confiance en l’action politique s’érodent et dans le cadre des institutions de la Ve République qui atteignent leurs limites, c’est aujourd’hui plus de la moitié des maires du pays qui ne compte pas se représenter, mettant en péril l’exercice démocratique de 2026 à l’échelle de nos communes. Plus encore, la crise écologique questionne et bouscule nos institutions, face à un défi qui doit s’imposer à chacune et chacun d’entre nous. Nous avons besoin d’une réinvention démocratique.

Dans ce contexte, ces écrits, citoyens, politiques, ne peuvent être occultés du débat public. Faire comme s’ils n’avaient jamais existé ou qu’ils n’avaient guère de valeur probante ne peut qu’abîmer notre République. L’engagement présidentiel de publier en l’état les cahiers de doléances à l’issue du « Grand débat » n’a pas été tenu : près de cinq ans plus tard, les 19 247 Cahiers Citoyens contenant 225 224 contributions citoyennes n’ont jamais été mis en ligne, alors que ce sont en près de 2 millions de Français qui ont participé au Grand débat pour lequel le Président Emmanuel Macron s’était engagé à restituer aux Français ce « trésor national ».

Les cahiers sont certes en accès libre aux archives départementales mais le nombre de personnes demandant à consulter ces cahiers reste dérisoire. Il n’y a eu aucune communication sur cet accès. Les Archives départementales, bien que très compétentes, sont un lieu souvent considéré comme étant réservé aux spécialistes (étudiants, professeurs, chercheurs, etc.). Les modalités de stockage actuel des cahiers d’expression libre ne permettent pas une exploitation adéquate pour la recherche scientifique. Nombreux sont les chercheurs à ne pas pouvoir accéder aux cahiers. Ces données devraient être considérées comme des archives publiques et donc à ce titre rendues accessibles.

À l’heure du tout‑numérique, ces textes demandés par l’exécutif doivent pouvoir être lus par toutes et tous, sur tout le territoire. Aujourd’hui, pour avoir un aperçu complet des cahiers et des textes qu’ils contiennent, il faut se rendre physiquement dans les 101 départements français. Cela semble d’un autre temps. Ce projet de numérisation peut paraître une entreprise d’une envergure inédite, mais il est établi que la plupart des cahiers ont déjà été numérisés au printemps 2019 (16 000 sur 19 000 environ) dans le cadre de la synthèse demandée par le gouvernement. Ces fichiers numérisés sont aujourd’hui centralisés aux archives nationales de Pierrefitte‑sur‑Seine.

À la fin du 19e siècle, après des décennies de lutte entre partisans et adversaires de la République, les plus fervents républicains comprirent l’importance du moment fondateur que fut la collecte des doléances de la Révolution française : l’Assemblée nationale, sous l’impulsion de Jean Jaurès, entreprit fin 1903 la recherche et la publication des cahiers de doléances de 1789.