EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
« Ayant à l’esprit qu’au cours de ce siècle, des millions d’enfants, de femmes et d’hommes ont été victimes d’atrocités qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine,
Reconnaissant que des crimes d’une telle gravité menacent la paix, la sécurité et le bien‑être du monde,
Affirmant que les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis et que leur répression doit être effectivement assurée par des mesures prises dans le cadre national et par le renforcement de la coopération internationale,
Déterminés à mettre un terme à l’impunité des auteurs de ces crimes et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes,
Rappelant qu’il est du devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux,
Réaffirmant les buts et principes de la Charte des Nations Unies et, en particulier, que tous les États doivent s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies »
Extrait du préambule du Statut de Rome de la Cour pénale internationale
I. État des lieux
A) L’effondrement humanitaire
Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre, et les attaques israéliennes contre la bande de Gaza, les morts, blessés, disparus et otages parmi les civils se comptent par milliers. En particulier, d’après les chiffres du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’Organisation des Nations Unies ([1]) (en janvier 2024), plus de 22 185 Palestiniens et Palestiniennes (dont une immense majorité de civils et plus de 70 % de femmes et d’enfants) ont été tués par les bombardements israéliens sur la bande de Gaza.
Les autorités israéliennes, qui ont la qualité de puissance militaire occupante et en supportent les devoirs, ont violé d’une façon grave, consciente, flagrante et notoire les normes et les principes fondamentaux du droit international humanitaire, y compris les principes de distinction, de précaution et de proportionnalité, particulièrement dans une zone densément peuplée, soumise à un blocus strict depuis seize ans, illégal en droit international et possiblement constitutif en lui‑même d’un crime de guerre.
En sa qualité de puissance militaire occupante, Israël doit la protection au peuple occupé.
La IVe Convention de Genève et l’article 8 du Statut de Rome, interdisent, entre autres, de diriger intentionnellement des attaques contre la population civile en tant que telle ou contre les civils qui ne participent pas directement aux hostilités ; de diriger intentionnellement des attaques contre les biens des civils, c’est‑à‑dire des biens qui ne sont pas des objectifs militaires ; de diriger intentionnellement une attaque en sachant qu’elle causera incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil ou des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel qui seraient manifestement excessifs par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire concret et direct attendu ; de diriger intentionnellement des attaques contre des bâtiments consacrés à la religion, à l’enseignement, à l’art, à la science ou à l’action caritative, des monuments historiques, des hôpitaux et des lieux où des malades ou des blessés sont rassemblés, à condition qu’ils ne soient pas des objectifs militaires ; et le fait d’affamer délibérément des civils comme méthode de guerre, en les privant de biens indispensables à leur survie, y compris en empêchant intentionnellement l’envoi des secours prévus par les Conventions de Genève.
Or, il ressort de nombreuses informations crédibles d’agences de l’ONU et d’organisations internationales de défense des droits de l’Homme que les civils et les bâtiments civils sont visés de manière disproportionnée et indiscriminée à Gaza. 2,3 millions de Palestiniens et Palestiniennes de Gaza sont exposés à un risque imminent de mort ou de blessure. Selon l’UNICEF, la bande de Gaza est aujourd’hui l’endroit le plus dangereux au monde pour un enfant [2]. Enfin, selon l’UNDP, plus de 50 % des habitations de la bande de Gaza sont détruites [3], poussant l’expert indépendant des Nations Unies sur le droit à un logement convenable à employer le terme de « domicide » [4] pour qualifier la campagne de bombardements israéliens consistant à détruire massivement les logements des habitantes et habitants de la bande de Gaza.
Le système de santé de la bande de Gaza est confronté à un effondrement total. Selon Médecins Sans Frontières, « de nombreux hôpitaux sont hors service et ceux qui parviennent encore à délivrer des soins le font avec une grande difficulté et un accès aux fournitures médicales extrêmement restreint. Les amputations et les opérations chirurgicales sont effectuées sans anesthésie appropriée » [5]. Les attaques contre les hôpitaux, les ambulances et le personnel de santé sont devenues systématiques. En date du 10 décembre 2023, selon l’OMS, plus de 449 attaques avaient été commises contre les services de santé, conduisant au décès de plusieurs centaines de personnes [6].
Le 31 octobre 2023, le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a réaffirmé que « le droit international humanitaire n’est pas un menu à la carte à appliquer de manière sélective. Toutes les parties doivent le respecter, y compris les principes de précaution, de proportionnalité et de distinction » [7]. Selon lui, le niveau de l’aide humanitaire qui est permis à Gaza « est totalement inadéquat et ne correspond en rien aux besoins de la population, ce qui ajoute à la tragédie humanitaire », ce qui l’amène à déclarer : « Je réitère mon appel à un cessez‑le‑feu humanitaire immédiat et à un accès humanitaire continu, sans entrave, sécurisé et en quantité suffisante pour répondre aux besoins créés par la catastrophe qui se déroule à Gaza » [8].
Le 6 décembre 2023, pour la première fois depuis plus de 30 ans, le Secrétaire général a utilisé l’article 99 de la Charte qui lui offre la possibilité d’ » attirer l’attention du Conseil de sécurité sur toute question qui, à son avis, pourrait menacer le maintien de la paix et de la sécurité internationales ». Dans une lettre adressée au Conseil de sécurité de l’ONU, le Secrétaire général a ainsi déclaré : « Nous sommes tout simplement incapables de répondre aux besoins de ceux qui en ont besoin à l’intérieur de Gaza », pointant du doigt « un grave risque d’effondrement du système humanitaire » [9].
B) L’ampleur des crimes commis par l’État d’Israël
Depuis 1967, Israël conserve le statut de puissance militaire occupante sur l’ensemble du territoire palestinien occupé, dont Gaza. En 2006, Israël a imposé un blocus à Gaza, limitant ainsi, arbitrairement et drastiquement, son obligation de protéger la population civile, en application de la IVème convention de Genève.
Or, le droit à l’autodétermination du peuple palestinien a été reconnu et réaffirmé à plusieurs reprises par l’Organisation des Nations Unies, notamment via des résolutions, telle la résolution A/RES/74/139, adoptée par l’Assemblée générale le 18 décembre 2019.
En 2008, 2012, 2014 et 2021, Israël a lancé des opérations militaires causant d’importantes pertes humaines et destructions. Ces actions ont été documentées par plusieurs commissions d’enquêtes de l’ONU en 2009[10], 2013[11], 2015[12], 2019[13], et 2022[14]. Certains des actes commis par Israël dans le contexte de ces opérations ont déjà été qualifiés par l’ONU de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Pourtant, malgré maints efforts, aucune procédure juridictionnelle n’a été engagée.
Depuis le 7 octobre, les Palestiniens et Palestiniennes de Gaza subissent un siège complet, joint à des ordres d’évacuation irréalisables, la destruction délibérée et systématique des habitations et des infrastructures civiles de la part d’Israël, constituant des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. De nombreux experts et juristes qualifient, au regard du droit international, les actions de l’État d’Israël de « crime de génocide ».
Dans un communiqué de presse datant du 2 novembre 2023, sept rapporteurs spéciaux des Nations Unies et des experts indépendants nommés par l’ONU ont estimé que le peuple palestinien « court un grave risque de génocide », ajoutant qu’il était « temps d’agir maintenant » et exprimant « leur profonde frustration face au refus d’Israël de mettre fin à ses plans de destruction de la Bande de Gaza assiégée » [15].
Craig Mokhiber, directeur du bureau de New York du Haut‑commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, a remis sa démission fin octobre 2023. Dans sa lettre de démission datant du 28 octobre 2023, il écrit : « À Gaza, les habitations, les écoles, les églises, les mosquées et les établissements médicaux sont attaqués sans raison et des milliers de civils sont massacrés. En Cisjordanie, y compris à Jérusalem occupée, les maisons sont saisies et réattribuées en fonction uniquement de la race. Par ailleurs, de violents pogroms perpétrés par les colons sont accompagnés par des unités militaires israéliennes. Dans tout le pays, l’apartheid règne. Il s’agit d’un cas d’école de génocide.
Le projet colonial européen, ethno‑nationaliste, de colonisation en Palestine est entré dans sa phase finale, vers la destruction accélérée des derniers vestiges de la vie palestinienne indigène en Palestine. Qui plus est, les gouvernements des États‑Unis, du Royaume‑Uni et d’une grande partie de l’Europe sont totalement complices de cet horrible assaut. Non seulement ces gouvernements refusent de remplir leurs obligations conventionnelles “d’assurer le respect” des conventions de Genève, mais ils arment activement l’offensive, fournissent un soutien économique, des renseignements, et couvrent politiquement et diplomatiquement les atrocités commises par Israël » [16].
Le 12 décembre 2023, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) a publié une résolution « sur le génocide en cours et les autres crimes commis par Israël à Gaza contre le peuple palestinien ». On peut y lire : « Israël ne laisse aucun endroit sûr à Gaza en livrant 2,3 millions de personnes théoriquement sous protection aux meurtres et à l’assassinat de masse et en leur infligeant des conditions de vie menant inexorablement à leur destruction physique par de graves blessures corporelles et mentales, ce qui équivaut à des actes de génocide, et à une Nakba permanente contre le peuple palestinien » [17].
La FIDH appelle notamment « les États à soutenir la situation de l’État de Palestine devant la Cour pénale internationale, y compris en procédant à des renvois par les États afin de garantir la priorité des procédures en cours et à verser des contributions financières à la Cour afin d’assurer la viabilité des enquêtes » et appelle « la Cour pénale internationale et le Bureau du Procureur à émettre immédiatement des mandats d’arrêt à l’encontre des dirigeants israéliens responsables de crimes internationaux contre la population palestinienne, et à élargir la portée de l’enquête des crimes de guerre aux crimes contre l’humanité et au génocide » [18].
D’autres organisations spécialisées dans le droit international humanitaire et la prévention du génocide, notamment le Lemkin Institute for Genocide Prevention [19], Genocide Watch [20], la Commission internationale de juristes (CIJ) [21], et des centaines de juristes spécialisés dans le domaine [22] ont aussi alerté sur le risque génocidaire ou la commission d’un génocide en cours dans la bande de Gaza, et rappelé l’obligation pour les États d’agir pour prévenir le génocide conformément à leurs engagements internationaux.
C) L’objet de la présente résolution : Enjoindre le gouvernement français à saisir la Cour pénale internationale
Au regard du bilan humanitaire et de la situation politique tragiques, la présente résolution appelle le gouvernement à saisir la Cour pénale internationale afin d’enquêter sur les récents évènements du 7 octobre et à Gaza et le possible génocide en cours à Gaza.
En effet, selon l’article 13 du statut de Rome de la Cour pénale internationale, entrée en vigueur le 1er juillet 2002, la Cour peut exercer sa compétence à l’égard d’un crime visé à l’article 5, conformément aux dispositions du présent Statut « si une situation dans laquelle un ou plusieurs de ces crimes paraissent avoir été commis est déféré au Procureur par un État Partie ».
De plus, selon l’article 14 « Renvoi d’une situation par un État Partie » :
1. Tout État Partie peut déférer au Procureur une situation dans laquelle un ou plusieurs des crimes relevant de la compétence de la Cour paraissent avoir été commis, et prier le Procureur d’enquêter sur cette situation en vue de déterminer si une ou plusieurs personnes identifiées devraient être accusées de ces crimes.
2. L’État qui procède au renvoi indique autant que possible les circonstances pertinentes de l’affaire et produit les pièces l’appui dont il dispose.
La Cour pénale internationale est compétente pour juger quatre types de crimes, les plus graves qui touchent la communauté internationale et qui sont définis dans le Statut de Rome. Selon son article 5, il s’agit des crimes suivants :
– Le crime de génocide
– Les crimes contre l’humanité
– Les crimes de guerre
– Le crime d’agression
Une enquête de la Cour pénale internationale sur la situation en Palestine est déjà en cours.
En effet, le 1er janvier 2015, le Greffier de la Cour pénale internationale, Herman von Hebel, a reçu une déclaration déposée, en vertu de l’article 12 (3) du Statut de Rome, par le gouvernement palestinien déclarant son acceptation de la compétence de la CPI à partir du 13 juin 2014 [23].
Le 3 mars 2021, le Procureur de la Cour pénale internationale a annoncé l’ouverture d’une enquête sur la situation dans l’État de Palestine [24]. Cette annonce faisait suite à la décision rendue par la Chambre préliminaire le 5 février 2021, laquelle a estimé que la Cour pouvait exercer sa compétence pénale dans la situation en cause, et a statué, à la majorité de ses juges, que sa compétence territoriale s’étendait à Gaza et à la Cisjordanie, y compris à Jérusalem‑Est [25].
Par la présente résolution, nous invitons le gouvernement français à enjoindre le Procureur à enquêter spécifiquement sur les évènements en cours à Gaza. Il s’agirait ainsi que la CPI réunisse les preuves matérielles des crimes commis dans les territoires palestiniens depuis le 7 octobre 2023.
La CPI est aussi compétente pour enquêter sur les crimes commis par le Hamas le 7 octobre 2023. Une plainte a été déposée en ce sens par l’avocat François Zimeray au nom de neuf familles de victimes israéliennes de l’attaque du Hamas du 7 octobre. En vertu du principe de complémentarité, il revient d’abord aux autorités judiciaires nationales, et notamment aux autorités israéliennes de mener des procédures judiciaires contre les auteurs de ces crimes. Des démarches en ce sens ont déjà été engagées. Il existe toutefois des risques que les procédures engagées ne respectent pas les conditions d’un procès équitable, seule garantie pour les victimes comme pour les auteurs présumés de parvenir à la manifestation de la vérité et c’est la raison pour laquelle la résolution appelle la Cour à se saisir également des enquêtes concernant ces crimes. Concernant les crimes commis par l’armée israélienne dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, il existe des motifs sérieux de croire que les autorités judiciaires israéliennes n’engageront aucune démarche crédible pour identifier et punir les auteurs, ces crimes résultant notamment d’une politique gouvernementale assumée par les responsables politiques et militaires israéliens.
Ainsi, nous invitons, en tant que parlementaires, l’État Français à déférer au Procureur la situation qui a cours à Gaza afin de qualifier les crimes qui s’y produisent, notamment, s’il y a lieu, de le qualifier le crime de génocide.
Cela correspond à la démarche entreprise par cinq États membres qui ont saisi la Cour pénale internationale concernant les crimes commis par le gouvernement israélien à Gaza, à savoir l’Afrique du Sud, le Bangladesh, la Bolivie, les Comores et Djibouti.
II – Qualification des crimes commis
Concernant les crimes du Hamas comme ceux de l’État d’Israël, seules des enquêtes permettront d’établir précisément les faits et la responsabilité individuelle de chaque individu.
A) Les crimes du Hamas ou des autres groupes armés palestiniens
Des informations crédibles laissent penser que, le 7 octobre 2023, le Hamas a commis des faits susceptibles de constituer des crimes de guerre et possiblement des crimes contre l’humanité.
1. Les homicides intentionnels et les attaques dirigés contre les civils
Selon l’article 8‑2‑a‑i) du Statut de Rome, l’homicide intentionnel de personnes ne participant pas directement aux hostilités constitue un crime de guerre. L’article 8‑2‑b‑i) du Statut de Rome considère également comme un crime de guerre « le fait de diriger intentionnellement des attaques contre la population civile en tant que telle ou contre des civils qui ne participent pas directement part aux hostilités ».
Conformément aux dispositions de l’Article 7 du Statut de Rome, ces faits peuvent également être qualifiés de crime contre l’humanité, s’il est établi qu’ils ont eu lieu dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque.
Le 7 octobre 2023, le Hamas et des groupes armés palestiniens ont attaqué un très grand nombre de civils israéliens, provoquant la mort de 1139 personnes, dont 700 civils, selon les autorités israéliennes. Le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres a rappelé que rien ne justifiait l’assassinat, les blessures et l’enlèvement délibérés de civils, ni le lancement de roquettes contre des cibles civiles. Quant aux otages retenus par le Hamas, il a appelé à leur libération immédiate.
Le 10 octobre 2023, Amnesty International a publié une première synthèse de recherches intitulée « Israël : Les groupés armés palestiniens doivent rendre des comptes pour les atrocités commises » [26]. On peut ainsi y lire : « Le Hamas et d’autres groupes armés palestiniens ont bafoué de manière flagrante le droit international et fait preuve d’un mépris effrayant pour la vie humaine, en se livrant à des crimes cruels et brutaux, notamment des exécutions sommaires de masse et des prises d’otages, et en procédant à des tirs de roquettes aveugles sur Israël. Les éléments de preuve continuent d’affluer sur les horreurs qui se sont déroulées dans le sud d’Israël, et nos équipes poursuivent leurs investigations en vue de déterminer toute l’ampleur des crimes relevant du droit international ».
2. La détention arbitraire et la prise d’otages de civils
Selon l’article 8‑2‑a‑viii), la prise d’otages constitue également un crime de guerre. Or, le Hamas a constitué prisonniers, comme otages, plus de deux cents personnes ne participant pas aux hostilités, dont des femmes, des enfants et des personnes âgées.
3. Autres crimes
L’armée israélienne a repris le contrôle des lieux le 9 octobre 2023. Les responsables israéliens ont fait état « d’atrocités » commises sur les victimes, y compris de possibles violences sexuelles, mais ces données restent confidentielles à l’enquête israélienne en cours, pour le moment.
B) Les crimes israéliens
Des informations crédibles laissent penser que l’armée israélienne et les responsables militaires et politiques israéliens ont commis des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, et possiblement le crime de génocide.
1. Le crime de génocide
i. La définition du crime de génocide selon le Statut de Rome de la Cour pénale internationale
En 1946, le génocide a été pour la première fois reconnu comme un crime de droit international par l’Assemblée générale des Nations Unies.
Selon la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, tout comme selon le Statut de Rome de la cour pénale internationale, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci‑après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
– Meurtre de membres du groupe ;
– Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
· Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
– Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
– Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.
ii. La jurisprudence
Une partie de l’argumentation que nous développerons ici est inspirée de la plainte déposée par 626 avocats et avocates ainsi que 173 organisations non gouvernementales, à l’initiative de Maitre Gilles Devers, auprès de la Cour pénale internationale pour crime de génocide commis par les dirigeants gouvernementaux et militaires de l’État d’Israël.
L’« intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » est la composante propre du génocide, qui le distingue d’autres crimes graves. Elle est considérée comme dolus specialis, soit une intention spécifique qui s’ajoute à celle propre à chacun des actes incriminés, pour constituer le génocide [27].
La CIJ a estimé en 2007 que « l’intention doit être de détruire au moins une partie substantielle du groupe » [28], et qu’il s’agit d’un critère « déterminant » [29]. Selon la Cour, « il est largement admis qu’il peut être conclu au génocide, lorsque l’intention est de détruire le groupe au sein d’une zone géographique précise » [30]. Si une portion donnée du groupe est représentative de l’ensemble du groupe, ou essentielle à sa survie, on peut en conclure qu’elle est substantielle au sens de l’article 4 du Statut[31] 31(*).
Selon la jurisprudence, le crime de génocide est constitué par le fait de « soumettre un groupe de personnes à un régime de subsistance, systématiquement expulsion des foyers et réduction des services médicaux essentiels en dessous du minimum d’exigence », sanctionnant ces « méthodes de destruction par lesquelles l’auteur ne tue pas immédiatement les membres du groupe, mais qui, en fin de compte, recherchent leur destruction physique »[32].
L’intention spécifique de détruire un groupe peut être déduite du contexte général. Le dolus specialis, l’intention spécifique de détruire le groupe en tout ou en partie, doit être établi « en référence à des circonstances précises, à moins que l’existence d’un plan général tendant à cette fin puisse être démontrée de manière convaincante ; pour qu’une ligne de conduite puisse être admise en tant que preuve d’une telle intention, elle devrait être telle qu’elle ne puisse qu’en dénoter l’existence »[33] 33(*). Pour déduire l’existence du dolus specialis d’une ligne de conduite, il faut et il suffit que cette conclusion soit la seule qui puisse raisonnablement se déduire des actes en cause [34].
Dans l’affaire Krajinik, la chambre de première instance a jugé que l’atteinte « doit être telle qu’elle contribue, ou tend à contribuer, à la destruction du groupe ou d’une partie de celui‑ci » [35]. L’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale, au sens du b) de l’article II de la Convention, doit être telle qu’elle contribue à la destruction physique du groupe, en tout ou en partie [36].
La soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle au sens du c) de l’article II de la Convention concerne des modes de destruction physique, autres que le meurtre, par lesquels l’auteur vise, à terme, la mort des membres du groupe [37]. Ces modes de destruction sont notamment la privation de nourriture, de soins médicaux, de logements ou de vêtements, le manque d’hygiène, l’expulsion systématique des logements ou l’épuisement par des travaux ou des efforts physiques excessifs [38].
Les actes qui sont décrits comme étant du « nettoyage ethnique » peuvent constituer un génocide s’ils sont tels qu’ils peuvent être qualifiés, par exemple, de « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle », en violation du c) de l’article II de la Convention, sous réserve que pareille action soit menée avec l’intention spécifique (dolus specialis) nécessaire, c’est‑à‑dire avec l’intention de détruire le groupe, et non pas seulement de l’expulser de la région. En d’autres termes, savoir si une opération particulière présentée comme relevant du « nettoyage ethnique » équivaut ou non à un génocide dépend de l’existence ou non des actes matériels énumérés à l’article II de la Convention sur le génocide et de l’intention de détruire le groupe comme tel.
Dans le cas de Srebrenica, le tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie (TPIY) a jugé que de telles méthodes de destruction « ne tuent pas immédiatement les membres du groupe, mais finalement, cherchent leur destruction physique », ajoutant que « la preuve que le résultat a été effectivement atteint n’est pas requise » [39]. Ainsi, selon une jurisprudence constante, sont pris en compte le fait de compromettre l’accès aux services médicaux [40], d’expulser systématiquement les membres du groupe de leurs domiciles [41], et de créer des circonstances qui « mèneraient à une mort lente », comme le manque de logement convenable, d’eau, un abri, des vêtements, une hygiène, des installations sanitaires ou une alimentation adéquate, y compris en soumettant les personnes à un régime de subsistance [42] .
Ces « conditions de vie » sont imposées pour favoriser l’élimination physique d’un groupe en vue de sa destruction, en tout ou en partie : « La nature réelle des conditions de vie, la durée pendant laquelle les membres du groupe y ont été soumis, et les caractéristiques du groupe telles que sa vulnérabilité sont des facteurs illustratifs à prendre en compte dans l’évaluation du critère de probabilité » [43].
Le but qu’est la destruction du groupe, en totalité ou en partie, doit être clairement identifié, mais c’est le groupe en tant que groupe, et pas seulement certains membres individuels du groupe, qui doivent être ciblés pour être détruits [44]. « En partie » signifie une partie substantielle d’un groupe particulier dans une zone géographique limitée [45]. Cette intention spécifique s’analyse à partir de l’ensemble des faits et des circonstances [46]. Les preuves d’intention spécifique peuvent inclure le contexte général, l’ampleur des atrocités, le ciblage systématique des victimes en raison de leur appartenance à un groupe particulier, d’autres actes coupables systématiquement dirigés contre le même groupe, ou la répétition d’actes destructeurs et les actes discriminatoires [47]. Le transfert forcé de population est un point important lors de l’évaluation de l’intention génocidaire [48]. Cette pratique est caractéristique de l’intention spécifique [49]. Il faut aussi tenir compte des discours publics et des déclarations des responsables.
Or, de nombreux éléments établissent la réalité d’une succession de déclarations, de responsables politiques et militaires, qui sans ambiguïté, affirment la volonté de détruire la société palestinienne à Gaza, en créant des conditions de vie auxquelles ne peut résister aucun groupe humain. Le langage n’est pas celui qui regrette d’imposer des contraintes aux populations civiles du fait d’une opération militaire, mais d’une opération militaire qui va frapper chaque Palestinien et Palestinienne, en bouleversant toute sa vie, pour l’amener à des options qu’il n’aurait jamais acceptées, et spécialement renoncer à ses droits souverains, et abandonner sa terre. Dès le premier jour, ces déclarations visent l’ensemble du peuple palestinien à Gaza, sans distinguer les civils et les combattants, sans aucune référence au genre ou à l’âge, chaque Palestinien étant partie indissociable d’un tout, qui doit quitter les lieux.
Le langage utilisé est déshumanisant, décrivant les Palestiniens et Palestiniennes de Gaza comme des « animaux humains », qui doivent être traités comme tels. Les faits qui permettraient d’attester du crime de génocide ont été annoncés et revendiqués par le commandement politique et militaire israélien. Cela concerne aussi bien les faits – coupure de l’énergie, arrêt des livraisons alimentaires, attaque des hôpitaux, restriction des médicaments, destruction de maisons, obligation de déplacement sous menace fatale, bombardement des zones habitées par les civils… – que les déclarations marquant l’intention. De telle sorte, sur le plan factuel comme sur le plan intentionnel, les éléments sont réunis pour l’ouverture d’une enquête pénale spécifique sur le crime de génocide, sous les définitions de l’article 6, a), b) et c) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale.
Le 7 octobre 2023, le ministre de l’Energie, Israël Katz a annoncé un ordre coupant toute électricité dans toute la bande de Gaza [50]. Le même jour, Ariel Kallner, membre de la Knesset, a déclaré : « Aujourd’hui, un seul objectif : la Nakba ! Une Nakba qui éclipsera la Nakba de 1948 ». [51] Israël a suspendu l’approvisionnement en carburant et en électricité, condamnant à l’arrêt la centrale électrique de Gaza qui assure 90 % de l’électricité consommée, ne laissant que les générateurs, eux aussi condamnés par la privation du carburant. Le 9 octobre 2023, le ministre de la Defense, Yoav Gallant, a ordonné le siège complet de la Bande de Gaza, avec un langage déshumanisant : « Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas de carburant, tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence » [52]. Il a menacé de « bombarder ceux qui tentent d’apporter de l’aide à la bande de Gaza ». L’armée israélienne a également bombardé le passage de Rafah, imposant une fermeture totale. Le 10 octobre 2023, le porte‑parole de l’armée, Daniel Hagari, a annoncé le largage de « centaines de tonnes de bombes », ajoutant « l’accent est mis sur les dommages et non sur la précision » [53]).
Le coordinateur en chef du Coordination of Government Activities in the Territories (COGAT), le général Ghassan Alian, a affirmé : « Les animaux humains doivent être traités comme tels. Il n’y aura pas d’électricité ni d’eau [à Gaza], il n’y aura que de la destruction. Vous vouliez l’enfer, vous aurez l’enfer » [54]. Le général réserviste, Giora Eiland, a écrit dans Yedioth Ahronoth : « La création d’une grave crise humanitaire à Gaza est un moyen nécessaire pour atteindre l’objectif. Gaza deviendra un lieu où aucun être humain ne peut exister » [55]. Le 4 novembre 2023, le ministre du Patrimoine d’Israël, Amihai Eliyahu, écrit : « Le nord de Gaza est plus beau que jamais. Tout faire exploser est incroyable. Une fois terminé, nous remettrons les terres de Gaza aux soldats et aux colons qui vivaient à Gush Katif » [56].
Depuis, les bombardements annoncés ont causé des milliers de morts et l’UNRWA estime que plus de 1,9 million de personnes ont été déplacées à travers la Bande de Gaza depuis le 7 octobre (soit 85 % de la population de Gaza). Le 13 octobre 2023, Israël a ordonné l’évacuation des civils du Nord au Sud de Gaza. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a qualifié de « condamnation à mort » l’évacuation ordonnée par Israël aux hôpitaux du Nord de Gaza [57].
Le 26 octobre 2023, la Coordinatrice des affaires humanitaires de l’ONU pour les territoires palestiniens occupés a déclaré : « Lorsque les routes d’évacuation sont bombardées, lorsque les gens au nord comme au sud sont pris dans les hostilités, lorsque les éléments essentiels à la survie font défaut, et lorsqu’il n’y a aucune garantie de retour, les gens ne sont laissés qu’avec des choix impossibles. Aucun endroit n’est sûr à Gaza » [58].
Le 5 novembre 2023, les directeurs des 18 principales agences de l’ONU dont l’Unicef, le Programme Alimentaire mondial et l’Organisation Mondiale de la Santé ont publié un rare communiqué commun pour exprimer leur indignation face au bilan des victimes civiles à Gaza et réclamer un « cessez‑le‑feu humanitaire immédiat » : À Gaza, « une population entière est assiégée et attaquée, interdite d’accès aux (éléments) essentiels à la survie, (les habitants) sont bombardés à leur domicile, dans les abris, les hôpitaux et les lieux de culte. Cela est inacceptable ; […] » [59].
Sur place, les services, spécialement la santé et la sécurité civile, réunissent, au cas par cas et jour après jour, tous les éléments permettant d’établir les faits. Un travail approfondi est entrepris par les agences de l’ONU, spécialement l’UNRWA. Par ailleurs, ce travail est effectué de manière complémentaire par les ONG. Enfin, la presse est très présente, et met à disposition des informations de grande qualité.
Lors de l’examen d’une demande de mesures conservatoires concernant le génocide en cours des Rohingyas au Myanmar (Birmanie), la CIJ a analysé une diversité de rapport des services des Nations Unies, et elle a retenu « la privation systématique des droits de l’homme, les récits et la rhétorique déshumanisants, la planification méthodique, les massacres, les déplacements massifs, la peur de masse, les niveaux de brutalité écrasants, combinés à la destruction physique des maisons de la population ciblée, dans tous les sens et à tous les niveaux » pour accorder des mesures provisoires[60] 60(*). Il s’agirait également d’appliquer ces critères dans le cas présent du génocide qui a cours à Gaza.
2. Les autres crimes prévus par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale
La Cour pénale internationale est également compétente pour juger les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Or, plusieurs faits rapportés relèveraient de ces qualifications.
i. Le transfert de la population israélienne dans les territoires palestiniens
Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, en particulier dispose que « le transfert, direct ou indirect, par une puissance occupante d’une partie de sa population civile, dans le territoire qu’elle occupe, ou la déportation ou le transfert à l’intérieur ou hors du territoire occupé de la totalité ou d’une partie de la population de ce territoire » constitue un crime de guerre.
Or, selon Amnesty International [61], plus de 441 600 colons sont installés en Cisjordanie dans 132 colonies officiellement implantées par le gouvernement israélien, ainsi que dans 140 avant‑postes non autorisés qui ont été créés depuis les années 1990 sans l’autorisation du gouvernement et qui sont jugés illégaux au regard même du droit israélien.
De plus, environ 225 178 colons israéliens vivent à Jérusalem‑Est dans 13 colonies illégales bâties par les autorités israéliennes et dans des logements privés ayant été pris à des Palestiniens‑nes.
ii. L’utilisation de la famine comme une arme de guerre.
L’article 8 2 b xxv) qualifie de crime de guerre « le fait d’affamer délibérément des civils comme méthode de guerre, en les privant de biens indispensables à leur survie, y compris en empêchant intentionnellement l’envoi des secours prévus par les Conventions de Genève ».
Or, selon un rapport de Human Rights Watch publié le 18 décembre 2023 [62], des éléments de preuve crédibles indiquent que le gouvernement israélien utilise la famine imposée à des civils comme méthode de guerre dans la bande de Gaza. Selon l’organisation, les forces israéliennes bloquent délibérément l’approvisionnement en eau, nourriture et carburant ; en même temps, elles entravent intentionnellement l’aide humanitaire, rasent des terrains agricoles et privent la population civile des biens indispensables à sa survie [63]. C’est aussi la conclusion à laquelle est parvenue Oxfam [64], Global Rights Compliance [65], et plusieurs juristes spécialisés dans le droit international humanitaire [66].
iii. Les meurtres et exécutions sommaires de civils ou personnes ne participant pas aux hostilités
Selon l’article 8‑2‑a‑i) du Statut de Rome, l’homicide intentionnel est un crime de guerre. Selon l’article 7‑1‑a) et l’article 7‑1‑b) du Statut de Rome, il peut également être qualifié de crime contre l’humanité lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque.
Or, des éléments de preuve nombreux et crédibles indiquent que l’armée israélienne se livre à des meurtres et à des exécutions sommaires de personnes ne participant pas directement aux hostilités. Ainsi, le 15 décembre 2023, l’armée israélienne aurait tué trois otages israéliens qui étaient parvenus à échapper à leurs geôliers et qui marchaient torses nus, un drapeau blanc à la main [67]. Le 16 décembre 2023, une mère et sa fille auraient été exécutées par un sniper israélien alors qu’elles étaient réfugiées dans une église. Sept autres personnes réfugiées dans l’église auraient été ciblées par des tirs. Ces meurtres, rapportés par le Patriarcat Latin de Jérusalem ont été condamnés fermement par le pape François lors de l’Angelus le lendemain [68]. Selon le Haut‑Commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU, le 19 décembre 2023, dans le quartier Al Rimal à Gaza, l’armée israélienne aurait exécuté sommairement au moins 11 jeunes hommes palestiniens devant leur famille. Après cette exécution sommaire, les soldats israéliens auraient contraint femmes et enfants à se rassembler dans une pièce, puis auraient ouvert le feu et lancé une grenade sur eux. Plusieurs d’entre eux ont été gravement blessés dont un nourrisson et un enfant [69].
iv. Le meurtre des journalistes palestiniens
Selon l’article 8‑2‑a i), 8 2‑b i), et 8 2‑e i) du Statut de Rome, le fait de viser délibérément un civil qui ne participe pas directement aux hostilités, par exemple un journaliste, constitue un crime de guerre.
La préservation des preuves doit être assurée de façon urgente. Or, à Gaza, les journalistes sont spécifiquement ciblés pour empêcher toute documentation. Déjà et ce bien avant le 7 octobre, depuis 2000, 55 journalistes Palestiniens avaient été tués. Ces crimes s’accélèrent depuis lors. En 2 mois, c’est 65 journalistes palestiniens qui ont été tués. Les foyers de plus de 1 200 journalistes ont été détruits et 300 membres de leurs familles assassinés, comme palestiniens de Gaza et comme parents de journalistes. Les journalistes palestiniens sont méthodiquement visés à Gaza et aussi en Cisjordanie où 200 journalistes et leurs familles font l’objet de menaces. Le matériel de plus de 100 journalistes en Cisjordanie a été détruit. Les journalistes ne sont pas protégés et respectés, ni dans la vie ni dans la mort.
Le 31 octobre 2023, soit la troisième plainte depuis 2018, Reporters sans frontières (RSF) a déposé plainte pour crimes de guerre commis contre des journalistes palestiniens à Gaza et contre un journaliste israélien, tués et blessés dans l’exercice de leurs fonctions. Ces reporters ont été victimes d’attaques relevant à tout le moins de crimes de guerre justifiant une enquête du procureur de la Cour pénale internationale (CPI). La plainte mentionne également la destruction intentionnelle, totale ou partielle, des locaux de plus de 50 médias à Gaza [70]. De plus, Al Jazeera a déclaré qu’il déférerait l’assassinat de son caméraman Samer Abudaqa à Gaza à la Cour pénale internationale (CPI) [71].
v. Le transfert forcé de la population au sein de la bande de Gaza
Selon les articles 7‑d), 8‑2‑a‑vii), et 8‑2‑e‑viii) du Statut de Rome, le transfert forcé de population est un crime contre l’humanité et un crime de guerre. Or, l’armée israélienne a ordonné à l’ensemble de la population du nord de Gaza – plus d’un million de personnes, y compris le personnel de l’ONU et les civils hébergés dans les installations de l’ONU – de se relocaliser vers le sud de Gaza dans les 24 heures, malgré les vives réprobations de l’ONU[72] 72(*). Le Haut‑Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme avait appelé à annuler cette mesure et a dénoncé le siège complet de Gaza, estimant qu’il s’agissait d’une punition collective contre des civils, ce qui est strictement interdit par le droit international [73].
Quelque 1,8 million de Gazaouis vivent actuellement dans le sud de la bande de Gaza depuis que les forces de défense israéliennes ont ordonné aux habitants de quitter le nord de la bande à la mi‑octobre. Thomas White, Directeur des affaires de l’UNRWA à Gaza a déclaré : « Les gens demandent des conseils pour savoir où se mettre à l’abri », puis il a déploré : « Nous n’avons rien à leur dire ».
Pour le ministère israélien du Renseignement, selon un document du 13 octobre 2023 [74] qui a été publié sur le site Mekomit, le déplacement des Palestiniens de Gaza vers le Sinaï est l’option à privilégier.
Le ministère préconise de prendre des mesures pour que la population évacue vers le Sud, le nord de la Bande de Gaza étant la cible de bombardements, puis occuper le territoire et nettoyer les bunkers souterrains des combattants du Hamas, et « faire comprendre qu’il n’y a pas d’espoir de retour ».
III – L’importance pour la France de demander une enquête auprès de la CPI
A) Enquêter sur tous les crimes internationaux commis depuis le 7 octobre 2023.
En tant que parlementaires, nous demandons que le renvoi de la France auprès de la Cour pénale internationale comprenne une demande d’enquête concernant tous les crimes internationaux commis depuis le 7 octobre 2023, par tous les acteurs impliqués dans le conflit au Proche‑Orient.
B) L’audition des victimes
De plus, la Cour pénale internationale étant interdite d’entrée à Gaza par l’État d’Israël, nous soulignons la nécessité d’associer les victimes palestiniennes dès la toute première phase de l’enquête. Cette considération pour les victimes est d’autant plus nécessaire dans le cadre d’une enquête pour le crime de génocide qui repose sur la base du déni de la personne. Ainsi, conférer aux victimes toute leur place comme partie à la procédure est le premier moyen de restaurer le droit fondamental. Sur le plan pratique, les témoignages des victimes, qui seront à la fois globalement répétitifs mais en réalité tous uniques, seront les éléments décisifs de la preuve, étant entendu que les éléments matériels et intentionnels de l’attaque génocidaire sont bien établis et même revendiqués. Aussi, le principal travail à mettre en œuvre est l’audition des victimes, qui peut être assurée sur place et sous le contrôle direct des équipes de la CPI, via les procédés de communication.
Au paragraphe 8, la Chambre préliminaire écrit :
« La Chambre rappelle que les victimes jouent un rôle important dans les procédures de la Cour. Conformément à l’article 68(3) du Statut, la Cour permet que les points de vue et les préoccupations des victimes soient présentés et pris en compte aux stades de la procédure qu’elle juge appropriés. Les victimes ont donc le droit d’être entendues et prises en considération, aux étapes de la procédure jugées appropriées, et la Cour a le devoir de leur permettre effectivement d’exercer ce droit ».
Après avoir rappelé les dispositions du Statut et les références au droit international, la Chambre préliminaire ajoute au paragraphe 10 :
« La Chambre souligne que conformément au cadre juridique de la Cour, les droits des victimes devant la CPI ne se limitent pas à leur participation générale dans le cadre des procédures judiciaires conformément à l’article 68(3) du Statut. À cet égard, il convient de rappeler que les victimes ont également le droit de fournir des informations, de recevoir des informations et de communiquer avec la Cour, indépendamment de la procédure judiciaire, y compris pendant la phase d’examen préliminaire ».
Par conséquent, nous, parlementaires, appelons le gouvernement français à saisir la Cour Pénale internationale et à déférer au Procureur de celle‑ci la situation qui a cours à Gaza.
C) L’obligation pour la France de prendre des mesures pour empêcher le crime de génocide
Conformément à l’article 1 de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, et à la Responsabilité de protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité, entérinée dans le Document final du Sommet mondial des Nations Unies en 2005 ( A/RES/60/1, paras. 138‑139), la France est dans l’obligation juridique de prendre les mesures qui lui permettent d’empêcher qu’un génocide ou d’autres crimes internationaux visant les populations civiles aient lieu.
Dans son arrêt du 26 février 2007 dans l’Affaire relative à l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie c/ Serbie), la Cour internationale de Justice a indiqué que la responsabilité internationale d’un État est engagée « si l’État a manqué manifestement de mettre en œuvre les mesures de prévention du génocide qui étaient à sa portée, et qui auraient pu contribuer à l’empêcher » [75] (paras. 430‑431). Elle a indiqué que l’obligation de prévenir le génocide ne prend pas naissance au moment où le génocide commence à être perpétré, « ce qui serait absurde, puisqu’une telle obligation a précisément pour objet d’empêcher, ou de tenter d’empêcher, la survenance d’un tel acte. En réalité, l’obligation de prévention et le devoir d’agir qui en est le corollaire prennent naissance, pour un État, au moment où celui‑ci a connaissance, ou devrait normalement avoir connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’un génocide. Dès cet instant, l’État est tenu, s’il dispose de moyens susceptibles d’avoir un effet dissuasif à l’égard des personnes soupçonnées de préparer un génocide, ou dont on peut raisonnablement craindre qu’ils nourrissent l’intention spécifique (dolus specialis), de mettre en œuvre ces moyens, selon les circonstances » [76]. Dans son arrêt, la Cour a considéré que cette obligation était d’autant plus importante que l’État a des liens politiques étroits avec les autorités dudit État (para. 430).
Dans ce contexte, et compte tenu des nombreuses alertes reçues par les autorités françaises concernant la possibilité qu’un génocide soit en cours à Gaza (c’est la conclusion, entre autres, de la FIDH [77], du Lemkin Institute for Genocide Prevention [78], de Genocide Watch [79], de plusieurs experts indépendants des Nations Unies [80], de la Commission internationale de juristes [81], et de centaines de juristes spécialisés en droit international humanitaire, notamment dans le génocide [82], de l’ancien procureur de la Cour pénale internationale, Luis Moreno Ocampo [83]), la France a l’obligation d’agir en prenant des mesures dissuasives vis‑à‑vis des dirigeants israéliens susceptibles de commettre des crimes internationaux.
La saisine par la France, du Procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan, fait partie de ces mesures. C’est aussi la recommandation de 60 éminents professeurs de droit dans un tribune publiée par le Club des juristes le 13 décembre 2023 intitulée : « Faire cesser le bain de sang au Proche‑Orient : une responsabilité historique » (point 4)[84] 84(*). Cette démarche serait d’ailleurs similaire à celle entreprise par la France et par 42 autres États concernant la situation en Ukraine en mars et avril 2022.
En effet, en 2022, 43 États Parties – dont la France – ont soumis des renvois à la Cour pénale internationale concernant la situation en Ukraine. Le 2 mars 2022, le Procureur avait annoncé qu’il avait procédé à l’ouverture d’une enquête sur la situation en Ukraine sur la base des renvois reçus. Le 17 mars 2023, la Chambre préliminaire II de la CPI a délivré des mandats d’arrêt à l’encontre de deux personnes dans le cadre de la situation en Ukraine : Vladimir Vladimirovitch Poutine, Président de la Fédération de Russie, et Maria Alekseïevna Lvova‑Belova, Commissaire aux droits de l’enfant au sein du Cabinet du Président de la Fédération de Russie.
La France doit faire preuve du même engagement concernant les enquêtes de la Cour sur la situation en Palestine sans quoi elle pourrait être accusée légitimement de double standard.